La fable du boucher Ding (4ème siècle avant J.C.)

Posted on 25 novembre 2011

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Yang Sheng ou nourrir le vivre

“Le boucher Ding dépeçait un boeuf pour le prince Wenhui. À la façon dont de la main il tenait empoigné l’animal, le gardait calé contre son épaule et, le pied bien assuré sur le sol, le maintenait sous la pression de ses genoux, il s’en échappait si musicalement des ‘hua’ et son couteau évoluait si bien en cadence, en laissant entendre des ‘huo’, qu’il rejoignait de bout en bout un air de musique, tantôt s’accordant avec la danse du ‘Bosquet des mûriers’ et tantôt rejoignant la mélodie des ‘Têtes au plumage” (ou, autre lecture : il tombait juste avec son couteau au point de rencontre où débutaient les veines).

– Admirable, vraiment ! s’exclama le prince. À quoi peut en arriver la technique !

Le boucher déposa son couteau et répondit : ‘Ce dont je suis épris est le tao     (la voie) et cela dépasse toute technique. Quand je commençais à dépecer des boeufs, je ne pouvais m’empêcher de voir le boeuf tout entier. Puis, trois ans plus tard, celui-ci ne s’imposait plus à moi tout entier (aussi massivement). À présent, je le rencontre par une appréhension (décantée et) spirituelle au lieu de le regarder seulement des yeux : quand le savoir des sens s’arrête, ma faculté spirituelle aspire à le relayer en s’appuyant sur la structure naturelle de l’animal.  Je m’attaque ainsi aux grands interstices et conduis ma lame au travers d’amples passages en épousant la conformation interne. Si je ne touche pas les veines, ni les artères ni les muscles ni les nerfs, à plus forte raison en va-t-il ainsi des grands os!

Un bon boucher doit changer de couteau tous les ans : parce qu’il tranche la chair ; un boucher ordinaire doit changer de couteau tous les mois : parce qu’il brise les os. Or, voici dix-neuf ans que je fais ce travail, j’ai dépecé des milliers de boeufs et le fil de mon couteau est toujours aussi neuf que s’il venait d’être aiguisé.

Néanmoins, chaque fois que j’arrive à un point d’entremêlement (un blocage) je considère la difficulté et, sur mes gardes, le regard attentivement fixé, opérant lentement, je manie le couteau le plus délicatement : un ‘huo’ et c’est défait – comme si c’était un peu de terre que l’on déposait sur le sol. Je relève alors mon couteau et me redresse ; je regarde de divers côtés et me délasse en trouvant mon contentement intérieur. Après avoir remis mon couteau en état, je le range dans son fourreau.

– Admirable, vraiment ! s’exclama le prince. en entendant les paroles du boucher Ding, je comprends ce que c’est que nourrir sa vie.” (bien se conserver)

Zhuangzi, Chap. 3, Guo – trad. F. Julien

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