Tu poursuis l’étude du Chan, sans que tes occupations journalières, ni tes obligations officielles ne viennent l’interrompre et malgré ton activité constante, tu parviens à conserver ton esprit en éveil. C’est là une belle réussite et ton « désir » toujours croissant de connaître le Tao.
Néanmoins, n’oublie pas que le tumulte du samsara ressemble à une grande boule de feu sans fin. N’oublie pas les sièges de pailles et les chaises de bambou (n.d.a : sièges pour méditer) lorsque tu vas entreprendre un travail mouvementé. Ce que tu as si bien réussis dans le calme devrait être poursuivi au cours du tumulte de la vie journalière.
Si tu te heurtes à des difficultés, sans doute n’auras-tu pas suffisamment profité du travail accompli dans le calme.
Si tu es convaincu de la supériorité de la méditation dans le calme, tu tombes dans le piège de la recherche de la réalité, en détruisant l’évidence, ou en abandonnant la poursuite de nirvana.
Le moment même où tu désires ardemment le calme, et répugnes à la turbulence, est le moment pour toi de concentrer toute ton énergie dans ton travail.
La réalisation que tu poursuivais si intensément dans le calme, t’apparaîtra soudain au milieu du tumulte.
Oh ! Cette force acquise, en « se frayant un chemin à travers » (tou tuo), en « enfonçant », est des milliers de millions de fois plus grande, que celle acquise au cours de la calme méditation sur ton siège de bambou ou ta chaise de paille !
… La différence entre la manière d’étudier d’un laïc ou d’un moine est la suivante : le moine s’efforce de « percer à travers » à partir de l’extérieur vers l’intérieur, tandis que le laïc « perce à travers » à partir de l’intérieur vers l’extérieur.
La méthode du moine n’exige pas un grand effort, tandis que celle du laïc demande une grande puissance. Aussi la tâche de ce dernier est elle de beaucoup la plus ardue par suite de conditions défavorable dans lesquelles il travaille…
Grâce à la lutte ardue qu’il mène pour arriver à la réalisation, il est capable de procéder à un « revirement » plus complet que le moine qui ne peut accomplir qu’un « revirement » partiel. Ce dernier travaillant dans de meilleures conditions, n’a pas à lutter continuellement pour surmonter les obstacles et acquiert par conséquent moins de puissance au travail.
Une autre lettre de Da Hui Zong Gao à ses disciples
La fréquentation soutenue du « percer à travers » appliqué avec intelligence et discernement, quel qu’en soit le résultat apparent, finit par tarauder la pierre la plus dure, comme la chute d’eau créé un chaudron dans le silex. « Percer à travers » est une étape, non une fin, car il n’y a rien à percer lorsqu’on est là.
On peut ainsi espérer franchir ce mur et cesser de percer, pour rejoindre le « sans effort » : facile alors de désincarner la chair, les os, le sang, les nerfs, les organes de la soif du devenir pour pénétrer dans le val obscur, la femelle mystérieuse du Tao de Lao Zi.
Tout est affaire de tact… De la même manière qu’il y a un paradoxe pour unifier étude et pratique, quiétude et investigation, discipline et spontanéité, il y a également un paradoxe à résoudre par le vécu entre action et inaction, retrait du monde et courir le monde, s’appliquer et laisser advenir. C’est de l’art…
Il faut être d’abord profondément contemplatif et ensuite ne pas s’attacher au mode de vie contemplatif tout en demeurant capable d’y recourir à tout instant… L’esprit doit parvenir à se maintenir indépendant de tout mode de vie particulier… Peu importe le degré de réussite : il faut seulement continuer le chemin.
– Et puis il y a le « sans affaire » où il s’agit d’être non affairé au sein même des affaires. La perspective change, les choses et les êtres deviennent nos maîtres, le profane se révèle occasion essentielle de la pratique.
Alors que Li Zi venait de recevoir une leçon cuisante de la part de son maître au sujet de l’état de son propre esprit inapte malgré la pratique à opérer ce changement de mode d’appréhension des choses (a-préhension : ne pas saisir, « saisir sans saisie », « saisie sans en être saisi »), voici la chute qui en résultat :Après cela, Li Zi conclut qu’il n’avait encore rien appris. Il rentra chez lui et ne sortit plus pendant trois ans. Il remplaça sa femme à la cuisine, il nourrit les cochons comme si c’eussent été des hommes et remplit indifféremment toutes les tâches (ménagères). Il cessa de ciseler et de polir pour retourner à la simplicité première, reposant en lui-même comme une motte de terre, (se maintenant) scellé au milieu de l’agitation, et resta uni de la sorte jusqu’à la fin de ses jours.
A ce stade, le zuo wu (zuo > s’assoir / Wu > vide) à nous entraîner progressivement à y inclure concentration, effort de présence puis attention et, concomitamment, détente de plus en plus complète, jusqu’au naturel. Les premiers temps, on s’implique de plus en plus totalement. Puis cela s’inverse.
On s’y trouve, bien que présent, de moins en moins impliqué et, par conséquence paradoxale, plus efficace, et ce, depuis un état physico psychique détendu et alerte, actif sur fond passif, le régime d’activité s’est transformé.
La progression ne se fait plus alors par incursion brusque, c’est-à-dire comme des apnées d’effort lors de chaque plage formelle de pratique, mais sans le moindre remous, discrètement, par gradation imperceptible, par dilution de plus en plus complète et naturelle, quasi spontanée, entre profanité et sacralité.
Avec la pratique, le passage entre mobilité et immobilité, entre résorption et manifestation s’estompe au bénéfice d’un climat d’adéquation englobant l’apparente dichotomie (note personnelle : « ça veut dire quoi dichotomie dit ? 1. Division en deux, opposition entre deux choses. 2. Division d’un concept en deux autres qui recouvrent toute son extension…), rendant disponible au sein du submergeant.
La pratique disparaît alors, c’est wu wei.
Lorsqu’on agit avec justesse, lorsqu’on réalise « ce qui ne peut pas ne pas être fait », comme le dit Zhuang Zi, avec détachement et efficace, le sentiment d’adéquation peut naître et jeter dans la pratique, plonger dans l’état, c’est encore wu wei.
Wu wei : wu, c’est le ne… pas, la négation, et wei, interférer, être, devenir, agir, action, mise en pratique, diriger, executer, faire, manipuler.
Wu wei a souvent été traduit par ne pas agir, ne pas intervenir, pacifisme, etc. Wu wei a plutôt pour sens une action qui provient du non-être, une action d’autant plus efficace que l’on est dépossédé de soi.
Libéré de peurs, d’attachements, de désirs, d’identification à un « nous » illusoire (notes ; s’attacher à l’ego) que reste il alors, sinon action, disponibilité vacante, une faculté d’adaptation qui s’oublie elle-même ?
Ceux qui restent à la maison sont, au cours de leur existence, surchargés d’occupations, s’ils veulent s’appliquer aux choses du chemin (dans le sens voie spirituelle…), leurs affaires domestiques périclitent, et s’ils veulent s’occuper de leurs affaires domestiques, les choses du chemin en souffrent. Observer la loi sans rien ajouter et sans rien retrancher est difficile.
Mahaprajnaparamitrasutra
Le quotidien est un bon maître. Comment se donner à lui, sinon en se perdant de vue avec vigilance, grâce à une attitude bhaktique (abandon à) métissée d’acuité jnanique (présence éveillée) ?
Etablir un centre de gravité, une centralité désappropriée, nommée en chine da zhong, « moyeu spacieux », en somme « une vie de premier dhyana », intégrant les aléas du devenir, voilà qui est crucial pour affermir la terre du cœur et enraciner l’esprit dans la non-demeure. Telle est la voie du Chan.
Il est alors possible d’aborder les rivages de l’ujjugata, « l’être dressé », assouvi, souple et sans orgueil. Le quotidien transmuté entre dans le grand fleuve de l’éveil, on « chevauche le tigre pour accueillir le dragon ». Cette vie en état infus de premier dhyana peut se cultiver au milieu du monde de poussière rouge et faire accéder à la dissolution de l’état grossier ordinaire nécessaire à la poursuite de l’investigation.
L’ermite Chan Tu Long recommandait ainsi de vivre à demi retiré à la campagne, à demi actif en ville, et affronter le monde « physiquement »
Posted on 19 décembre 2015
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